Bonnet et Mae Smith : surréalisme 2021

Par Richard Leydier.

Expositions Louise Bonnet, galerie Max Hetzler, jusqu’au 30 octobre 2021, et Emily Mae Smith, galerie Emmanuel Perrotin, jusqu’au 18 décembre 2021, Paris.


 
Deux expositions de peinture proposent actuellement à Paris un nouveau surréalisme : deux artistes femmes, Louise Bonnet galerie Hetzler et Emily Mae Smith galerie Perrotin, qui érotisent corps et balais.

 
J’aime depuis longtemps les tableaux étranges de Louise Bonnet (1970, vit à Los Angeles) et Emily Mae Smith (1979, vit à New York). Respectivement chez Max Hetzler et Emmanuel Perrotin, deux expositions permettent de voir accrochées leurs œuvres pour la première fois en France. Leurs tableaux partagent, il me semble, un esprit commun. Une sorte d’héritage surréaliste mâtiné à la fois de cartoons et d’une vision syncrétique de l’histoire de l’art.

Les tableaux de Bonnet montrent des corps qu’on pourrait dire dans un premier temps maniéristes, tant ils paraissent étirés en tous sens, subir une élongation douloureuse. Ils sont souvent réduits à des appendices, des membres qui occultent le reste. Ils en deviennent sexuels évidemment, puisque bras, mains et jambes sont traités comme des phallus. Ces corps, qui se découpent souvent nettement sur un fond sombre, sont sculpturaux, et je ne serais pas surpris si Louise Bonnet décidait un jour de toucher à la troisième dimension.
Devant ces corps érotisés, on songe bien sûr au surréalisme, et Flavia Frigeri, dans le catalogue, a raison de citer le Viol de Magritte (1934), mais l’on pourrait tout autant évoquer le Grand Masturbateur (1929) ou, plus encore, Prémonition de la guerre civile (1936) de Salvador Dalí. Les têtes sont souvent miniaturisées, comme autrefois dans les tribus de réducteurs de têtes amazoniennes, et camouflées sous une précieuse chevelure blonde. J’entends ici des échos aux tableaux très fétichistes de la peintre de Chicago Christina Ramberg (1946-1995).
En fait, les tableaux de Bonnet agissent sur moi un peu comme une madeleine de Proust. Ils m’évoquent les dessins du lyonnais Dubouillon, dont je n’ai jamais ouvert un recueil, mais lequel Dubouillon avait réalisé tout un ensemble de panneaux de signalisation, installés sur les autoroutes courant autour de la capitale des Gaules et attirant l’attention sur des sites remarquables. Ça a marqué ma rétine à tout jamais lorsque j’étais enfant, je guettais ces panneaux lors de longs trajets, comme aussi les enseignes de toros, publicités pour du porto, ponctuant les monotones routes espagnoles. Les tableaux de Louise Bonnet dénotent ainsi une indéniable dimension comique, mais ils sont dans le même temps plus qu’inquiétants. La peau marque des plis aux jointures, l’on ne saurait déterminer avec précision de quoi elle est faite, et l’on ne peut se départir de l’idée que ces corps pourraient résulter d’une expérience de laboratoire qui a mal tourné. Par ailleurs, la présence de l’eau dans les tableaux parisiens, tant sous la forme d’un liquide s’échappant du corps, manifestant une fuite salvatrice, que sous la forme d’un bain (en apparence) virginal ou de jouvence, introduit la possibilité de figurer le monde de l’invisible, du dessous, et donc la question de l’inconscient.

 

Emily Mae Smith, de gauche à droite, The Alchemist (Ph. T. Beurdeley) et Blush (Ph. G. Ziccarelli), 2021, huiles sur lin, Court. l’artiste et Perrotin

 

Objet sexuel

 
Les peintures d’Emily Mae Smith sont aussi surréalistes, quoique sur un mode à mon sens plus chiriquien. Il y a quelques années, un simple balai humanisé et féminisé a commencé à hanter ses compositions. Il évoque les balais ensorcelés de l’Apprenti sorcier, et il symbolise beaucoup de choses, à commencer par la condition féminine évidemment, soumise aux tâches domestiques. Il est le véhicule des sorcières lors du transport au sabbat. Il est une métaphore du pinceau, et il est beaucoup question de l’histoire de la peinture dans cette exposition. Il est enfin, son manche alangui en témoigne, un objet sexuel.Mais on ne rencontre pas que le balai même si on y revient continûment. L’exposition s’intitule Harvesters (les Moissonneurs), et l’évocation des champs renvoie encore au balai dont la paille (ou les poils) est issue. Tout, en fait, en appelle à une abondance antique, toutefois légèrement dévoyée. Jambes féminines sexy en épis de blé, pomme ensanglantée croquée façon Blanche-Neige… Des rats des champs se perchent sur les épis. Ils apparaissent en ombre chinoise sur fond de soleil couchant. Une feuille brisée adopte la forme d’une faux. Et in arcadia ego. Derrière l’humour et la dimension paradisiaque, la mort n’est jamais loin.
 
Richard Leydier

 

Louise Bonnet, Pissing Gorgon, 2021, huile sur toile, 183 x 152,7 cm, Court. l’artiste et galerie Max Hetzler

 
Couv. : Louise Bonnet, Treasure Hunter 2, 2021, huile sur toile, 102,1 x 152,6 cm, Court. l’artiste et galerie Max Hetzler.


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